Affaire Taubira, dérives sur le net : quel équilibre entre liberté d’expression et sanction du racisme ?



Pour avoir posté une photo comparant Christiane Taubira à un singe, l’ex candidate FN Anne-Sophie Leclere a été condamnée à 9 mois de prison ferme. Quel est votre point de vue sur ce jugement? Où s’arrête la liberté d’expression, et commencent les propos racistes?

Dominique Inchauspé: Il me semble que la sanction est surtout très disproportionnée: neuf mois d’emprisonnement ferme plus 5 ans d’inégibilité pour des faits qui relèvent du droit de la presse, c’est beaucoup. L’une des deux infractions, l’injure à caractère racial, encourt un maximum de 6 mois d’emprisonnement ; l’autre, la provocation à la haine raciale, un maximum de un an. Comme il y a ce que le droit appelle «un concours idéal d’infractions», la peine prononcée est censée sanctionner l’infraction la plus grave: donc, pour un maximum de 1 an encouru, la prévenue a écopé de 9 mois ferme. C’est lourd.

Il ne semble pas que madame Anne-Marie Leclere ait eu un casier judiciaire (on le saurait étant donné le tapage autour de la condamnation), ce qui en général explique une sanction sévère. En principe, un ‘délinquant primaire’ (attention: c’est une expression juridique qui signifie: jamais condamné ; ce n’est pas une incitation à la haine contre les accusés) n’est pas condamné à la prison ferme ; sauf exception dans les cas les plus graves.

On relève aussi que, à l’audience, le procureur avait requis une peine inférieure: le tribunal aura donc «grimpé sur les réquisitions», comme on dit dans le jargon et ce n’est pas courant.

Il faut y ajouter 50.000 € de dommages-intérêts pour l’association Mouvement Walwari, partie civile qui a délivré la citation à comparaître: c’est considérable dans une affaire de presse, a fortiori quand cette partie civile n’est pas la personne visée elle-même mais un syndicat -ou, ici, une association- défendant des intérêts collectifs.
Le tribunal aura donc «grimpé sur les réquisitions», et ce n’est pas courant.
Peut-on dire qu’il s’agit d’un jugement politique?

Il y a une difficulté majeure: la condamnation du Front national. La loi sur la presse, dans son article 43-1, ne permet pas la poursuite et la condamnation d’une personne morale pour les infractions de presse quand elles sont publiques (comme ici: le montage photo a été publié sur internet et a pu être vu dans le monde entier ainsi que le relève le jugement). Le point a été encore été jugé par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 10 septembre 2013. Si ce point est à nouveau jugé en appel, ce sera un scandale supplémentaire: le FN condamné à tort! Victime d’une erreur judiciaire!

De plus, l’audience s’est tenue le 8 juillet et le jugement a été rendu une semaine plus tard, le 15. Une semaine de délibéré pour une décision aussi lourde, c’est très rapide. Au vrai, la lecture du jugement frappe par son caractère rageur: si on comprend bien que l’atteinte à l’humanité de la race noire est inacceptable, il semble que les jugements doivent être libellés (et délibérés) avec plus de sérénité. La proximité et les drames de l’esclavage en Guyane, comme rappelés à satiété dans le jugement, sont un élément important de l’affaire mais le juge doit s’abstraire de ses passions ; sinon, il va faire de la politique.

Il faut dire que Anne-Sophie Leclere a commis une erreur majeure: ne pas être présente à l’audience et ne pas avoir envoyé un avocat pour l’y représenter, fût-ce un avocat commis d’office. Dans cette hypothèse, la peine est toujours plus lourde que si le ‘prévenu’, selon l’expression, assiste à l’audience, a fortiori avec un avocat ou y est représentée par un conseil. Il faut toujours avoir un avocat, surtout dans les affaires sensibles.

Tout comme Dieudonné, Anne-Sophie Leclere invoque le droit à l’humour pour sa défense. Comment établir la limite entre ce qui relève de la blague potache et le véritable racisme? Qui l’établit?

Les textes sont peu explicites et plus proches de la pétition de principe: l’incitation à la haine raciale est ce qui tend «à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée» ; l’injure à caractère racial consiste en toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait et qui est proférée à raison de l’origine, etc. Il n’y a pas d’autres définitions dans la loi de 1881.
Après, c’est une question d’interprétation qui est faite par les magistrats mais ils sont comptables de l’air du temps: dans les dossiers sensibles, ils restituent souvent l’atmosphère du moment. Or, celle-ci est, dans les sphères officielles (entendre: médiatiques, intellectuelles, politiques), assez contraignante. Les humoristes de profession s’en plaignent. Quand on voit les films des années 1970, on se demande si on pourrait les tourner encore en 2014 («Salomon, vous êtes juif?» s’exclame Louis de Funès dans ‘Les aventures de Rabbi Jacob’ en 1973).

Cela dit, si le photomontage de madame Leclère est de l’humour, il est d’assez mauvais goût et c’est le problème de l’humour de mauvais goût: il exprime souvent du mépris et cela, Madame, c’est illégal.

C’est une question d’interprétation qui est faite par les magistrats mais ils sont comptables de l’air du temps : dans les dossiers sensibles, ils restituent souvent l’atmosphère du moment.

Jacques Toubon a déclaré dans une interview le 16 juillet qu’une de ses priorités était de «créer de nouveaux instruments juridiques pour lutter contre les injures racistes». Comment le droit doit-il évoluer aujourd’hui, notamment à l’ère d’Internet, des forums et des plateformes d’expression (Youtube, blogs) pour contenir la libération de la parole raciste, antisémite et complotiste, tout en garantissant la liberté d’expression? Y arrive-t-il?
A part des instruments techniques (mais je ne suis pas très compétent en Internet), je ne vois quoi ajouter au droit déjà existant dont le principe est évidemment une réaction quand l’infraction est commise plus des moyens techniques d’y mettre fin vite (ces moyens semblent exister) si une décision judiciaire en ce sens est prise. Frapper ‘en amont’ une publication sur le web impliquerait une sorte de gendarme du net, une Haute Autorité qui tamiserait l’information, comme au bon vieux temps de l’ORTF.

Aux Etats-Unis, la liberté d’expression est sacralisée par le Premier Amendement: comment le droit permet-il de conjuguer la protection de l’individu, la lutte contre le racisme ou l’antisémitisme et une liberté d’expression aussi importante? Ce sacre de la liberté d’expression a-t-il pour conséquence une parole raciste plus visible et décomplexée qu’en France?

Le Premier Amendement dispose: «le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre».

Le point de départ américain est très fort: la liberté d’expression est si évidente qu’il n’est pas utile de la définir mais il est important d’empêcher qu’elle ne soit contenue.

Sur le site de l’ambassade des Etats-Unis, on lit encore: «Alors que les États-Unis ne limitent pas les discours haineux, ils estiment que l’arme la plus efficace de lutte contre les discours haineux n’est pas la suppression, mais un contre-discours tolérant, sincère et intelligent. L’interdiction de discours intolérants ou injurieux peut être contreproductive, rehaussant la dimension des propos offensants et entraînant la propagation dangereuse, et parfois cachée, d’idéologies haineuses.»

Il me semble qu’en France, nous serions bien avisés de travailler en ce sens: sans offense pour Anne-Marie Leclere, qui la connaissait avant toute cette histoire? Qui prêtait l’oreille aux sottises de Faurisson sur les «prétendues chambres à gaz» avant ses procès?

«Les Etats-Unis estiment que l’arme la plus efficace de lutte contre les discours haineux n’est pas la suppression, mais un contre-discours tolérant, sincère et intelligent»

Site de l’ambassade des Etats-Unis
Sur internet, il est possible de tenir des propos racistes et antisémites, comme on a pu le voir récemment, avant les rassemblements pro-palestiniens à Paris, mais il est interdit de publier des photos d’une femme allaitant son enfant, par exemple. Ces sites sont américains, et le droit américain favorise la liberté d’expression, dans des limites qui peuvent paraître choquantes pour des Français. Comment expliquez-vous ce paradoxe? Doit-on revoir la législation sur internet?

On a vu la grande liberté laissée par les lois américaines sur la question. En pratique et de manière très générale, on peut presque tout dire aux Etats-Unis à la condition que le propos tenu n’ait pas eu une conséquence concrète négative. C’est une belle définition de la liberté d’expression. Quant à la question de la femme qui allaite son enfant, c’est peut-être parce qu’il y aurait alors une atteinte à un autre droit, celui à une vie privée, une «expectation of privacy» qui est appréciée au cas par cas par les tribunaux, en fonction du comportement de l’intéressée passé et présent, l’autorisation tacite ou implicite qu’elle a pu donner, etc.

Posted by on Jul 19 2014. Filed under Actualités, Economie, En Direct, Featured, Sci-Tech. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0. You can leave a response or trackback to this entry

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