Le métaverse et la disparition progressive des frontières matérielles et immatérielles : un enjeu historique et anthropologique



Le métaverse est un acte de création qui entraînera certainement des conséquences anthropologiques. Quelles conséquences et quel sens pouvons-nous donner à cette nouvelle œuvre ?

Homo sapiens a peut-être inventé la technologie qui lui permettra de se fondre dans l’univers numérique. Une technologie capable de fusionner le monde virtuel avec le monde réel. De déjouer les frontières interdites qui existaient depuis l’émergence du web. L’impact d’une telle technologie peut se résumer de la manière suivante : « Ce que nous connaissons de notre manière de vivre va radicalement changer. »

Cette technologie porte un nom : le métaverse. Il nous délivre des promesses qui, jusqu’à peu, n’existaient que dans les œuvres de science-fiction.

Le métaverse indique en réalité bien plus qu’un univers, « Méta » signifie « au-delà » et « vers » désigne le mot « univers ». Ces espaces virtuels qui sont accessibles avec ou sans casque de réalité virtuelle tendent à constituer un nouveau terrain de jeu et même de vie pour ceux qui se décideront à y entrer.

À ce moment bien précis de l’histoire technologique, l’ensemble des géants du numérique ainsi que de nombreux acteurs de tous les horizons ont identifié le métavers comme l’un des objectifs majeurs. Les investissements sont saisissants et le florilège de nouvelles plateformes et services sont saisissants.

La possession traverse l’espace numérique

Le métavers n’est pas uniquement une question d’expérience de réalité virtuelle. Il n’est pas non plus seulement un espace de jeu où nos actions vont vers un objectif de divertissement. Le paysage global est bien plus exhaustif. Une des principales sources de disruption concerne la fin des barrières physiques et numériques, notamment dans le cadre de la notion d’échange, de possession et de rareté de biens numériques. L’une des plus grandes nouveautés est la possibilité de créer, d’acheter et de posséder des actifs numériques.

Un fichier numérique peut désormais faire l’objet de rareté, voire d’unicité. Depuis la création du web, la notion de valeur liée à un actif numérique a été diluée du fait de la facilité à copier-coller n’importe quel contenu. Si je transmets une création numérique à un collègue par courriel, il détient l’œuvre au même titre que moi. Elle perd donc sa rareté, et sa valeur se dilue.

Il est maintenant possible de conserver la rareté d’une œuvre en limitant le nombre de copies et en assurant la possession de celle-ci par une forme de titre de propriété numérique. Ainsi, si vous décidez d’acheter une œuvre, vous devenez l’unique propriétaire de cette dernière.

Un nouvel espace

L’homme s’immergera vraisemblablement dans un espace aux possibilités bien différentes de notre espace-temps traditionnel, puisque son caractère virtuel permet des fantaisies impossibles dans notre univers physique. Un bon dans le temps, dans l’espace est envisageable tout comme la résurrection d’êtres disparus. Une nouvelle manière d’aborder toutes les dimensions habituelles de notre vie, mais en effaçant ou réécrivant les lois de la physique.

La nouveauté la plus importante tient dans le caractère réel de la virtualité et virtuel de la réalité. Une somme de technologies apparues ces dernières années (réalité mixte, blockchain, cryptomonnaies, NFT, 5G, cloud) permet de presque fusionner les deux pour donner un nouveau sens à ce qui était jusque-là impalpable.

S’il est une substance qui prend forme et qui règne sur ce nouvel espace, c’est l’information. Elle dirige à sa manière, elle contrôle et nous lui traçons de grandes autoroutes et de grands espaces. Nous avons ouvert des ponts avec le ciel. Plus de 2500 satellites tournent autour de cette planète. Ils font s’envoler les données, ils les font circuler et en diffusent. Notre planète est connectée et les humains aussi. Un grand exploit de l’ère moderne. Nous avançons dans la création d’une grande sphère matérielle vers une forme d’immatérialité.

Hybridation et immatérialité

La création n’a jamais cessé, nous alertait Teilhard de Chardin, mais son acte est un grand geste continu, espacé sur la totalité des temps. Elle dure encore ; et, incessamment, bien qu’imperceptiblement, le monde émerge un peu plus au-dessus du néant. La physique dirait que nous augmentons l’entropie au fil de notre avancée dans le temps. Le monde se complexifie à chaque instant, nous créons du désordre en ordonnant nos créations.

Nous venons de poser de nouvelles briques surprenantes permettant presque de nous envoler. En tout cas, de faire voler ce que nous sommes en données et dans les airs. Nous pouvons envoyer le code de la vie à la vitesse de la lumière sur la Lune. Voilà jusqu’où nous aurons réussi le pari d’immatérialité.

Teilhard de Chardin imaginait au-dessus de la biosphère animale une sphère humaine, la sphère de la réflexion, de l’invention consciente, de l’union sentie des âmes, la noosphère. Nous avons collaboré dans un élan collectif ayant permis de napper la sphère terrestre d’une sphère d’informations, puis d’une sphère d’univers virtuels. Nous avons réuni les hommes dans un élan de partage et de connexion où les contraintes sont effacées, dans le métavers !

La direction souhaitée par les acteurs du Web3 est celle d’un monde numérique dont les frontières s’effacent avec le monde réel. Il n’y aura plus l’homme et la technologie, mais l’homme avec et même dans l’univers technologique virtuel. L’immersion sera forte au point de ne plus mentionner les différences entre les deux. L’hybridation sera acquise et deviendra notre nouvelle unité de réalité. Les dimensions matérielles et spirituelles si importantes pour l’homme seront totalement transformées.

Le cabinet Deloitte précise que le succès du métavers tient dans la capacité à « améliorer l’efficacité du développement de la civilisation matérielle et l’expansion de l’espace de développement de la civilisation spirituelle ».

Dans ce nouveau web, le casque de réalité virtuelle (et possiblement les lunettes de réalité augmentées) remplacera nos écrans bidimensionnels. Les identités seront multiples, modifiables et adaptables par chacun en même temps qu’elles seront décentralisées et donc garanties.

L’image des jumeaux numériques

Le jumeau numérique est l’exemple le plus fort indiquant la disparition des frontières numériques et physiques. Elle concerne les objets que nous côtoyons tous les jours et qui forgent aussi ce que nous sommes.

Les jumeaux numériques sont des répliques d’objets réels dans le monde virtuel. Les deux sont synchronisés si bien qu’une perturbation de l’objet dans le monde réel est automatiquement répercutée dans le monde virtuel. Les propriétés de l’objet sont retranscrites par des modélisations 3D et des algorithmes permettant de capter et d’anticiper l’usage des pièces dans le cadre de la maintenance prédictive, par exemple.

Ainsi, il est possible de suivre tout le cycle de vie d’un objet, d’un produit ou d’une structure dans l’univers virtuel. Selon une étude récente, l’usage des jumeaux numériques dans la conception d’un produit peut réduire les délais de commercialisation de 20 % et les couts jusqu’à 25 %.

De la même manière, on peut imaginer qu’à chacune de nos actions, notre jumeau (avatar) s’ajuste et s’enrichit de nos comportements en ligne. La physique quantique nous a appris que des particules intriquées sont liées au point d’avoir des états dépendants, et ce même si elles sont séparées dans l’espace (cette propriété est d’ailleurs exploitée dans le cadre des ordinateurs quantiques qui promettent l’avenir de nos communications). Les particules sont alors dites jumelles.

Nos jumeaux numériques pourraient-ils influencer notre comportement comme pour le contrôler à l’image du quantique ?

Le sens spirituel du métavers

Nous l’avons mentionné en introduction, Teilhard de Chardin indiquait dans ses œuvres que la création n’a jamais cessés. Dans les écrits du temps de guerre, Œuvres XII, p. 149, il précise « la Création n’a jamais cessé. Mais son acte est un grand geste continu, espacé sur la Totalité des Temps. Elle dure encore ; et, incessamment, bien qu’imperceptiblement, le Monde émerge un peu plus au-dessus du Néant ».

L’homme devenu anthropocène est peut-être sur le point de construire l’une des plus grandes œuvres de création. Celle du métavers, d’un univers virtuel de très grande ampleur.

Dans le récit de la Genèse, la création démarre par celle d’un univers sous-jacent, puis celle des lois de la physique et enfin l’arrivée de la vie. Suivant la même procédure, l’homme a créé un univers sous-jacent, fait de blockchain et de smart contrats, il est en train de définir les normes et protocoles semblables aux lois de la physique de notre monde réel. Enfin, il y englobe la vie et tous ses attributs pour peupler cet univers et lui donner du sens.

Les anciens Grecs avaient une vision du monde qui offre une métaphore intéressante sur le métavers et sa place dans notre création. Les Grecs croyaient en un univers organisé en trois couches : (1) le royaume supérieur uniquement habité par des dieux, (2) le royaume intermédiaire crée par des dieux et habités par des hommes eux-mêmes créations des dieux, (3) le royaume inférieur gouverné par les dieux. Ce dernier accueille l’esprit des humains après la mort et les dirige vers différentes destinées.

Dans la mythologie, les dieux grecs ont la possibilité de se rendre dans les différents royaumes, mais doivent s’incarner lorsqu’ils rejoignent la Terre. Ils peuvent prendre des formes de toutes nature (animal, humain, végétal) pour se rendre sur notre Terre.

Le métavers que nous construisons ressemble à un royaume nouveau. Une strate supplémentaire à l’image de celles envisagées par les Grecs. Pour y entrer, l’homme doit également s’incarner sous forme d’avatar.

La métaphore indique que l’homme agirait presque comme un dieu dans le royaume du réel. En particulier du fait de la construction d’un royaume virtuel qu’il semble dominer. Il y définit les règles à suivre par le code et les interfaces. Il dessine les briques de cet univers à sa volonté et y exerce un pouvoir. Toujours en suivant l’image, le royaume inférieur pourrait venir recueillir les images et les données des avatars disparus. Une mémoire collective de ce qui a été dans le royaume intermédiaire du métavers et qui n’est plus.

Cet exemple illustre l’ampleur des enjeux associés à cet acte de création de l’homme qui dépasse le simple cadre technique et économique pour englober des enjeux anthropologiques et historiques pour notre espèce. Les conséquences en termes de croyance et de philosophie devront être pensées et anticipées afin de garder le contrôle de notre métavers. Pour obtenir plus d’éléments sur la référence mythologique, vous pouvez consulter l’excellent article du Swiss Institute for alternative thinking.

Terminons cet article en rappelant que depuis 2003, certains scientifiques ont émis l’hypothèse d’un univers simulé. Le philosophe suédois et transhumaniste Nick Bostrom l’a associé à la théorie de la simulation. Dans le cadre de cette théorie, la réalité observable aurait pour trame une simulation à l’image de celles proposées par les ordinateurs. Les entités présentes dans cette simulation ne pourraient alors pas accéder à la vraie réalité dont la nature serait inconnue. Le physicien Andrea Fontana montrera en 2005 à l’aide de la relativité euclidienne que notre espace-temps pourrait être un processus informatique. Si les scientifiques sont partagés, des expérimentations et des mesures sont toujours en cours pour tenter de réfuter définitivement cette hypothèse qui est considérée par beaucoup comme farfelue ou conspirationniste.

Dans les célèbres Méditations métaphysiques (1641), Descartes faisait place au doute : « Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain. »

Quoi qu’il en soit, l’homme a la lourde tâche de fonder un nouvel univers construit de toutes briques par son esprit et des outils numériques basés sur la donnée et l’information. Un jour viendra où la qualité de notre création sera telle que nous ne saurons plus distinguer le type de réalité dans lequel nous évoluons : le monde virtuel ou le monde réel. À moins que ce dernier ne soit depuis le départ lui-même qu’une simulation.

 

Posted by on Sep 28 2022. Filed under Featured, Sci-Tech. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0. You can leave a response or trackback to this entry

Leave a Reply

Search Archive

Search by Date
Search by Category
Search with Google

Photo Gallery

Copyright © 2011-2016 Minority Voice. All rights reserved.