États-Unis : Luigi Mangione, nouveau héros d’une Amérique révoltée



Brian Thompson, PDG d’UnitedHealthcare – la plus grande société d’assurance privée de santé des États-Unis -, a été assassiné à New York le 4 décembre. Loin de pleurer son décès, d’innombrables Américains ovationnent le tireur, estimant son geste justifié dans un pays où 26 000 à 45 000 personnes meurent chaque année faute d’accès aux soins.

« Luigi Mangione est un héros. Fin de la discussion », peut-on lire, en anglais, sur un post X (ex-Twitter) qui a été « liké » par près de 160 000 personnes en quelques heures à peine. il fait référence au principal suspect du meurtre, le 4 décembre, du PDG d’UnitedHealth Group, plus grande entreprise privée d’assurance santé aux États-Unis, qui compte plus de 51 millions de clients et une capitalisation boursière proche des 500 milliards de dollars.

Luigi Mangione, 26 ans, a été arrêté le 9 décembre, cinq jours après que Brian Thompson a été abattu de trois balles en plein centre de New York. Le geste du tireur présumé semble avoir été motivé par la violence du modèle économique des assurances privées. Lors de son arrestation, il avait sur lui un manifeste critiquant le système de santé des États-Unis. Les enquêteurs ont pu notamment y lire “ces parasites l’ont bien cherché”. Sur chacune des douilles des munitions utilisées pour assassiner le PDG, il avait inscrit l’un de ces trois mots : « Deny, defend, depose » – « refuser, défendre, déposer ». Une référence explicite au titre du livre “Delay, deny, defend”, publié en 2010 par l’universitaire Jay M. Feinman – le choix fait par le tueur de remplacer « delay » par « depose » reste à ce stade un mystère.

L’ouvrage en question dénonce les stratagèmes utilisés par les compagnies privées d’assurance afin de ne pas rembourser les soins à leurs clients : elles consistent, pour l’essentiel, à refuser ou à retarder le plus possible leur prise en charge financière, et à aller jusqu’au tribunal si nécessaire, pour minimiser les coûts et maximiser les profits.

Le système nécessite en effet une autorisation préalable de la compagnie d’assurance avant chaque acte de soin considéré a priori comme non urgent. Les patients et leurs médecins doivent ainsi bien souvent passer des heures au téléphone avec les représentants des assurances, pour les convaincre que les soins envisagés sont bel et bien nécessaires. « Chaque petit bobo génère tout un travail administratif », témoigne auprès de Blast l’historien franco-américain Tristan Cabello, spécialiste des États-Unis qui vit dans ce pays depuis de nombreuses années. Tout ce temps passé à effectuer des démarches pour obtenir l’autorisation de l’assurance est autant de temps perdu pour se soigner : cela entraîne parfois des retards dans la prise en charge médicale, et une aggravation de la pathologie. Selon Tristan Cabello, tout le monde ou presque a déjà connu une situation difficile avec les assurances dans le pays : « Quand je vais à la pharmacie, je vois quasi systématiquement des gens au guichet se faire refuser des ordonnances. Dans les salles d’attente des médecins aussi, on assiste toujours à des discussions entre les secrétaires et les patients. On entend des phrases du genre “on n’a pas reçu l’autorisation préalable”, “votre assurance ne marche pas”. C’est des choses qu’on voit tout le temps. Quand vous allez chez le médecin, vous pouvez passer 40 minutes à parlementer avec les secrétaires, et seulement 20 minutes avec le médecin. »

Une intelligence artificielle… qui fait 90% d’erreur

Selon des données actualisées en mai 2024 sur le site ValuePenguin, spécialisé dans les assurances, UnitedHealthcare a un taux de refus de prise en charge de 32%, bien plus élevé que celui de ses concurrents. Une politique rentable, puisque le groupe a réalisé 22 milliards de dollars de bénéfice en 2023.

Ce taux pourrait notamment s’expliquer par l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA). En effet, selon une plainte collective déposée en novembre 2023 dans l’État du Minnesota par les familles de deux patients décédés, UnitedHealthcare utilise, pour décider d’accepter ou de refuser les demandes de prises en charge soumises par les assurés, un modèle d’IA dont le taux d’erreur serait de… 90%. Une estimation basée, d’après la plainte, sur le fait qu’à l’issue de recours directs auprès des assurances ou d’actions en justice, plus de 90% des cas de refus de prise en charge contestés ont finalement été annulés.

Sauf que les contestations sont rares : en 2021, par exemple, selon une compilation de données publiée par l’ONG KFF, spécialisée dans les sujets de santé aux États-Unis, seules 0,2% des demandes de prise en charge refusées ont fait l’objet d’une procédure d’appel. Dans 99,8% des cas, les patients ont donc dû renoncer à leurs soins, ou les payer eux-mêmes, permettant aux compagnies d’assurance de faire de très substantielles économies, et d’accroître leurs profits.

Vague de soutien envers le tueur

Dans ce contexte, l’assassinat de Brian Thompson a entraîné une libération de la parole à l’encontre des compagnies privées d’assurance santé. Sur X, de nombreux internautes ont acclamé le jeune tireur présumé, dans des posts parfois likés par plusieurs centaines de milliers de personnes. Dans une publication aimée 100 000 fois, un internaute écrit par exemple : « Si les PDG des assurances vivent dans la peur de se faire assassiner, les tarifs baisseront peut-être. » Un autre post, liké 90 000 fois, ironise : « Note pour moi-même, ne pas vivre ma vie d’une telle manière que, si je suis abattu dans la rue, le consensus dans l’opinion publique soit que ma mort est une bonne nouvelle. »

Le tueur est, quant à lui, décrit comme un héros : une publication le désignant comme « la personne la plus cool de tous les temps » cumule ainsi 315 000 likes. Des dessins, partagés des milliers de fois, glamourisent son acte. Un « fan art », c’est-à-dire un dessin réalisé par un fan pour glorifier son idole, a par exemple été partagé 24 000 fois et aimé par 180 000 personnes.

Loin d’être cantonnés aux habituels cercles militants de la gauche radicale, ces messages dépassent largement les clivages habituels, comme en témoignent les commentaires publiés sous une vidéo de l’influenceur d’extrême-droite Ben Shapiro. Alors que sa vidéo est intitulée « La diabolique gauche révolutionnaire se réjouit d’un meurtre », de nombreux internautes se présentant comme de droite affirment avoir également célébré l’action du tireur. L’un d’eux ironise : « Selon Ben Shapiro, je suis passé d’électeur de Trump à un révolutionnaire de gauche en l’espace d’un mois. » Un autre, dans un éclair de lucidité sur la réalité de l’extrême droite, s’exclame : « Je viens de réaliser que tout ton modèle économique repose sur le fait que nous, les gens normaux, nous haïssions les uns les autres. »

Cette solidarité envers l’action du tireur a même dépassé par endroits le cadre des réseaux sociaux. Dans un certain nombre de villes des États-Unis, les habitants ont vu fleurir des tags ou des banderoles reprenant le slogan « deny, defend, depose ».

En plein cœur de Mannathan, à quelques kilomètres du lieu où l’assassinat a été commis, un concours de sosies du tueur s’est déroulé le samedi 7 décembre, avant même l’arrestation de Luigi Mangione. Toujours à New York, des affiches avec le visage des PDG d’autres compagnies d’assurance barrées de la mention « WANTED » (RECHERCHÉ) ont été placardées dans les rues. Ces patrons y sont accusés d’avoir « refusé des soins pour le profit de leurs entreprises ».

Libération de la parole

Au-delà de la liesse et de l’héroïsation du tueur, cet assassinat a également déclenché une vague de témoignages sur la violence des assurances privées. Dans un post incitant les autres internautes à témoigner, un homme explique que, une semaine après le suicide de son frère, sa belle-soeur a reçu une facture de 7 000 dollars. En réponse, un autre raconte que UnitedHealthcare a refusé de prendre en charge la réparation de sa mâchoire au motif que l’opération n’aurait pas été « médicalement nécessaire », et ce alors même qu’il venait de perdre douze dents.

Des histoires de ce type, on en trouve des centaines d’autres. Un véritable musée des horreurs révélateur de la logique économique des grandes compagnies d’assurance, pour lesquelles la rentabilité semble être la seule priorité. À tel point qu’il existe, aux États-Unis, une notion appelée « medical bankruptcy » – littéralement la banqueroute médicale. Elle survient quand une personne, surendettée en raison de frais de santé qu’elle ne peut pas régler, se retrouve en faillite. Il ne s’agit pas de cas isolés : selon une étude publiée dans le Journal américain de santé publique, les dettes liées à des soins contribuent chaque année dans le pays à plonger 530 000 ménages dans une situation de faillite. Selon le bureau de protection des consommateurs en matière financière, un organisme étatique, 43 millions d’États-uniens avaient en 2021 une dette médicale, représentant un total de 88 milliards de dollars. Une autre étude, publiée par le média spécialisé KFF Health News, lié à l’ONG KFF, conclut quant à elle que l’endettement pour raisons de santé concerne 100 millions de personnes dans le pays, dont 41% de l’ensemble des adultes. Selon la même étude, cette situation pousse 63% des adultes endettés à couper dans leurs dépenses de nourriture, vêtements et autres biens de première nécessité.

Le phénomène est tellement répandu que sur la plateforme de crowdfunding GoFundMe, on comptait 250 000 cagnottes visant à financer des soins en 2018. Le site a même une page dédiée, remplie de belles histoires de patients ayant pu aller au bout de leur traitement grâce à la générosité des donateurs, et de conseils sur la façon de procéder pour lancer une collecte. En creusant un peu, on trouve des cagnottes, toutes plus morbides les unes que les autres, et révélatrices des dommages causés par la privatisation du système de santé. Il y a par exemple Rachael, atteinte d’un cancer, déjà endettée par les frais de santé de son conjoint, qui a besoin de 10 000 dollars. Il y a Joseph, 22 ans, qui souffre d’un lymphome, dont le traitement est financièrement inaccessible pour sa famille. Son père a créé une cagnotte, espérant récolter 5000 dollars. Et il y en a des milliers d’autres, réduits à une forme de mendicité en ligne pour espérer survivre, faute de sécurité sociale universelle.

Vent de panique chez les assureurs

Si l’assassinat de Brian Thompson a déclenché une vague de solidarité avec le tueur et de dénonciation des méfaits des assurances privées, du côté des patrons de ces entreprises, c’est la peur qui domine.

Plusieurs grandes compagnies d’assurance ont supprimé de leur site internet les pages dédiées à leur équipe de direction. Désormais, les liens affichent une erreur 404, ou renvoient vers la page d’accueil du site.

De son côté, l’assurance Anthem BCBS a, dès le lendemain de l’assassinat de Brian Thompson, annulé son projet d’abaisser le temps d’anesthésie pris en charge dans trois États (Connecticut, New York et Missouri). Cette décision a entraîné des messages d’ironie sur les réseaux sociaux, certains internautes considérant que le tireur, en poussant Anthem BCBS à faire marche arrière, a d’ores et déjà sauvé des vies.

 

Le système prédateur des assurances privées va-t-il réellement vaciller ? Va-t-il être enfin remplacé par un modèle similaire à celui de la sécurité sociale en France ? Selon un sondage, réalisé quelques semaines avant le meurtre de Brian Thompson, 62% des États-uniens considèrent qu’il est de la responsabilité du gouvernement fédéral de s’assurer que tous les citoyens bénéficient d’une bonne couverture santé. Un taux en constante hausse depuis une dizaine d’années.

 

Posted by on Dec 15 2024. Filed under En Direct, Featured, Sci-Tech. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0. You can leave a response or trackback to this entry

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