L’Afrique peut-elle se passer du dollar ?



 L’idée de se libérer du dollar américain n’est pas nouvelle en Afrique, mais elle a gagné du terrain ces dernières années. Dans un contexte marqué par une forte volatilité des devises locales, des contraintes d’accès au financement en devises fortes et une dépendance persistante aux importations libellées en dollar, la question mérite une analyse approfondie. Et si l’abandon du billet vert est plus complexe qu’il n’y paraît, des alternatives ont vu le jour ces dernières années sur le continent.

C’est le symbole de l’hégémonie économique américaine : le dollar, maître des échanges internationaux, est à la fois une arme et une prison. Partout en Afrique, le constat est le même : dépendance, volatilité et vulnérabilité.
Sur le continent, le dollar règne sans partage. Presque toutes les importations stratégiques – pétrole, blé, médicaments – passent par lui. Les dettes sont contractées en dollar, les échanges entre États se règlent en dollar, même le prix du carburant dans les stations-service dépend de sa valeur. Le dollar, qui représentait 57,4 % des réserves de change mondiales au 3ᵉ trimestre 2024, selon le FMI, est impliqué dans environ 88 % des échanges de devises à travers le monde, d’après la Banque des règlements internationaux (BRI). Il dicte les prix des importations africaines essentielles.

Le problème, c’est que cette dépendance coûte cher. Très cher. À chaque hausse des taux de la Réserve fédérale américaine (FED), des économies vacillent. À chaque fluctuation du billet vert, des dettes publiques explosent. En Afrique subsaharienne, environ 40 % de la dette publique est extérieure, et plus de 60 % de cette dette est libellée en dollar, selon le FMI. Cette réalité aggrave la vulnérabilité des économies africaines face aux fluctuations de la monnaie américaine.

Le Nigeria, par exemple, a dépensé plusieurs milliards de dollars en 2023 pour stabiliser un naira qui s’effondrait, mais qu’il a dû laisser chuter de 40 %. Au Ghana, la dépréciation du cedi, qui a perdu près de 30 % de sa valeur la même année sur le marché interbancaire, a suffi à plonger le pays dans une crise de la dette. En Égypte, la dépréciation de la livre égyptienne face au dollar a fait grimper l’inflation à plus de 30 % en 2023. Le Kenya a consacré près de 60 % de ses recettes fiscales au service de la dette au cours de l’exercice 2022-2023, une situation exacerbée par la hausse du dollar et la dépréciation du shilling kényan.

Alors, des voix s’élèvent. C’est une question qui agite encore les chancelleries et fait rêver les économistes du continent. Le dollar, roi incontesté des échanges internationaux, étouffe-t-il les ambitions africaines ? Et si on faisait autrement ? Et si, enfin, on larguait le dollar ? Pas qu’en Afrique, mais surtout dans le monde. La Covid-19, le conflit russo-ukrainien, les guerres commerciales enclenchées contre la Chine ou les sanctions contre certains pays adversaires des États-Unis ont accéléré le processus de dédollarisation.

Aujourd’hui, si le billet vert représente encore 57,4 % des réserves de change mondiales, il a constamment reculé depuis les années 2000, où il dépassait les 70 %. Les banques centrales diversifient leurs portefeuilles, intégrant l’euro (26 % des réserves), le yen et même le yuan chinois, qui progresse lentement mais sûrement, mais aussi l’or.

Les accords de swap : premières brèches

Certains pays africains, lassés de subir la toute-puissance du dollar, explorent désormais des alternatives pour reprendre en main leur souveraineté économique. La Chine, principal partenaire commercial du continent, mène la danse en incitant ses partenaires à utiliser le yuan. En 2023, les échanges sino-africains ont atteint 282 milliards de dollars et déjà 167 milliards de dollars au 1er semestre 2024, faisant de Pékin un acteur incontournable. Désormais, des nations comme l’Égypte, l’Afrique du Sud, le Nigeria ou Maurice paient une partie de leurs importations chinoises en monnaies locales ou directement en yuan. Ces démarches, encore modestes, tracent néanmoins une voie ambitieuse.

Le Nigeria a été parmi les premiers à s’engager dans cette transition. En 2018, le géant ouest-africain a signé un accord de swap de devises avec la Chine, permettant aux deux pays d’échanger en naira et en yuan, sans passer par le dollar. Ce mécanisme, d’un montant de 15 milliards de yuans (environ 2,4 milliards de dollars), a permis d’alléger les pressions sur les réserves de change nigérianes. Fin décembre 2024, Abuja a renouvelé cet accord pour trois ans, toujours sur le même montant. Une bouffée d’air pour une économie secouée par les fluctuations du naira, qui continue de s’effondrer face au dollar.

En Zambie, l’initiative a pris un tour plus direct. En 2023, le pays a décidé d’utiliser exclusivement le yuan pour ses transactions commerciales avec la Chine. Cette mesure vise à réduire les coûts de conversion et à limiter l’impact de la volatilité du dollar sur une économie fragilisée par une restructuration de sa dette extérieure, notamment envers Pékin. En renonçant au billet vert pour ces échanges, Lusaka espère restaurer une certaine stabilité et diversifier ses mécanismes financiers.

La Chine n’est pas seule sur ce terrain. Les Émirats arabes unis, bien que plus discrets, s’imposent comme un partenaire stratégique pour certains pays africains. En 2023, l’Égypte a conclu un accord de swap avec Abu Dhabi d’une valeur de 5 milliards de dirhams (environ 1,36 milliard de dollars). Cet accord a permis au Caire de limiter les pressions sur une livre égyptienne en chute libre, tout en assurant ses approvisionnements essentiels en produits pétroliers. En 2024, l’Éthiopie a emboîté le pas en signant un accord similaire avec les Émirats, renforçant ses relations économiques avec le Golfe.

Ces mécanismes, bien que limités en volumes pour l’instant, traduisent une volonté claire de plusieurs États africains : se libérer du joug du dollar.

Des solutions locales et régionales : ZLECAf et PAPSS

Cependant, la dynamique de dédollarisation ne se limite pas aux relations bilatérales avec des partenaires extérieurs. Sur le continent même, l’idée d’un commerce affranchi des devises étrangères commence à faire son chemin. Des initiatives locales comme le PAPSS, système de paiement transfrontalier lancé par Afreximbank, sont censées permettre aux entreprises africaines de commercer directement en monnaies locales, portées par la volonté de briser le cercle vicieux de la dépendance et de repenser les échanges intra-africains. Couplé à la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), le nouveau système de paiement pourrait révolutionner les échanges intra-africains, aujourd’hui limités à 17 % du commerce total du continent. Le potentiel est énorme, mais le défi est de taille : convaincre les opérateurs économiques et bancaires d’adopter ces outils, surtout dans un marché encore trop fragmenté. Au dernier décompte, une dizaine de banques centrales sont déjà affiliées au PAPSS.

Les marchés asiatiques : une diversification timide, mais prometteuse

Mais la recherche d’alternatives au dollar dépasse le simple cadre du commerce ou des investissements directs étrangers, dont les dynamiques évoluent d’ailleurs rapidement ces dernières années – Chinois et Émiratis sont devenus les pourvoyeurs d’IDE les plus dynamiques du continent. Elle s’étend aussi au financement des dettes publiques, où la quête de solutions moins contraignantes pousse certains pays africains à explorer de nouvelles opportunités en Asie. Un mouvement encore discret, mais qui pourrait, à terme, redessiner les cartes du financement.

En octobre 2023, l’Égypte a frappé un grand coup en devenant le premier pays africain à faire son entrée sur le marché obligataire chinois. Avec ses obligations Panda durables – une version asiatique des eurobonds –, Le Caire a levé 3,5 milliards de yuans, soit près de 479 millions de dollars, dans le cadre de projets de développement durable.

L’Afrique avait pourtant déjà flirté avec ces marchés. En 2018, le Ghana avait envisagé d’émettre la première obligation Samouraï d’Afrique, un pari audacieux sur le marché japonais. Finalement, le projet est resté lettre morte. Entre-temps, le Kenya et le Nigeria ont également tenté de se positionner, sans passer le cap. Afreximbank, en revanche, a franchi le pas. En novembre dernier, la banque panafricaine a levé 523 millions de dollars, soit 81,3 milliards de yens, lors de sa première émission d’obligations Samouraï à Tokyo.

Entre défis et opportunités, construire un modèle africain

Se débarrasser du dollar ne sera pas simple, et cela n’a jamais été l’objectif. D’autant plus que plusieurs devises africaines sont arrimées à un panier de devises dans lequel le dollar occupe une place importante. Mais pour réduire l’hégémonie du billet vert, il faudra d’abord stabiliser les monnaies locales, diversifier les partenaires commerciaux, engager des réformes structurelles profondes et difficiles, et renforcer les infrastructures financières. Cela, alors que 45 % des flux de paiements transfrontaliers passent par le réseau SWIFT, un système largement dominé par les transactions en dollar, ce qui devrait être encore plus prononcé sur le continent.

À l’heure où l’ordre économique mondial semble se bouleverser, le continent a une chance unique de repenser son modèle et d’écrire une nouvelle page de son histoire économique, tout en évitant de tomber dans de nouveaux pièges. La quête d’autonomie ne peut se résumer à remplacer une dépendance par une autre. Surtout, miser sur le yuan, bien que la Chine soit le premier partenaire commercial du continent, pourrait aboutir à une nouvelle forme de joug déguisé.

L’Afrique doit tirer les leçons de son histoire et privilégier des solutions qui renforcent sa souveraineté économique, en valorisant ses monnaies locales et en favorisant une intégration financière régionale ambitieuse. Le dollar reste le maître, pour l’instant. Mais l’histoire nous a appris qu’aucun empire n’est éternel. À l’Afrique de construire le sien, sur des bases solides et durables.

 

Posted by on Jan 16 2025. Filed under Actualités, Economie, Edito, En Direct, Featured. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0. You can leave a response or trackback to this entry

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